Charles-Edouard Bilbault
Gestionnaire Actions Internationales
Les blockchains, si elles s’avèrent être des outils de traçabilité puissants et des infrastructures qui apportent transparence et confiance dans les échanges d’information de valeur, se présentent également comme des plateformes fédératrices, capables de coordonner des ensembles complexes d’acteurs engagés vers un but commun. Les blockchains ne sont, au final, que des bases de données dont la gestion et l’accès sont distribués de manière transparente et les informations enregistrées, de telle sorte qu’elles soient inaltérables. Mais elles ont, de ce fait, trois propriétés nécessaires à la construction institutionnelle de confiance qui cimente les relations entre opérateurs, donateurs, actionnaires, clients et bénéficiaires :
☞ Inaltérabilité des engagements :
Avec les blockchains, « dire, c’est faire » ou plutôt « inscrire, c’est faire ». Elles sont conçues, par défaut, pour que les informations inscrites soient définitives et ineffaçables. Il en va de même pour les engagements pris. S’ils sont inscrits dans une blockchain pour une exécution future, il n’y a pas de retour en arrière aisé et, s’il doit avoir lieu, ce sera en toute transparence, par l’inscription d’une opération inverse, par exemple.
☞ Transparence dans le reporting :
Les actions à visée sociale et environnementale dépendent d’autant plus du reporting qu’il est un des liens principaux que les opérateurs ont avec leurs financeurs. La transparence offerte par la blockchain dans le traitement des données est une caractéristique qui facilite et renforce les efforts de reporting des organisations concernées.
☞ Transparence dans la gestion :
Les blockchains apportent une solution simple et accessible pour rendre transparente et auditable l’administration des bases de données qui assurent les transferts de fonds, gèrent les identités numériques et les ressources à distribuer, émettent des certificats de garantie d’origine… Un prérequis théorique généralement difficile à mettre en place.
La complexité et la diversité des écosystèmes impliqués dans les actions à impact social ou environnemental rend la blockchain particulièrement utile, à travers sa capacité à créer un espace neutre et sécurisé qui favorise ainsi l’engagement.
Les projets à vocation sociale se concentrent aujourd’hui sur le financement d’entreprises ou d’individus n’ayant pas aisément accès au système financier traditionnel du fait d’un contexte macroéconomique ou géopolitique défavorable.
Actuellement, on estime qu’un total de 4,4 milliards de dollars US de prêts ont été octroyés pour le financement décentralisé de projets via blockchain et à 557 millions de dollars US la valeur des prêts en cours(1). D’un point de vue géographique, on note un net biais vers les pays émergents, totalisant plus de 90 % des prêts décentralisés à vocation de financement de projets en cours. Cela s’explique en grande partie par la moindre bancarisation et la prégnance de l’économie informelle dans les zones les moins développées économiquement.
Dans ce contexte, les infrastructures de prêts décentralisés prennent tout leur sens. Les blockchains, au coeur de ces infrastructures, fournissent un niveau de transparence et de sécurisation des flux de paiement qu’il est difficile d’obtenir autrement. D’après la Banque Mondiale, environ 1,7 milliard de personnes n’ont d’ailleurs, à ce jour, pas accès aux services bancaires de base(2).
On voit aussi se développer des projets d’aide humanitaire en zone de population en détresse comme, par exemple, le projet Building Blocks du Programme Alimentaire Mondial des Nations Unies. Ce programme utilise la blockchain comme infrastructure intégrée d’identité numérique, donnant à des populations réfugiées un accès au ravitaillement alimentaire, à l’éducation et à des soins de santé.
Des projets à visée environnementale ont également vu le jour et continuent à se développer. Ces projets utilisent des solutions blockchain à faible émission carbone et ont un recours minime – voire nul – au calcul de haute performance, permettant ainsi une consommation plus parcimonieuse d’électricité.
Parmi les projets environnementaux les plus avancés, on peut citer Base Carbon, une société cotée au Canada. Cette dernière utilise la blockchain pour créer des certificats numériques de crédits carbone et en sécuriser les échanges dématérialisés. À ce jour, Base Carbon a émis plus d’1 million d’unités carbone vérifiées (« Verified Carbon Units » ou VCUs) pour un projet de réduction d’émission carbone au Vietnam, en collaboration avec Citigroup(7). En Chine, JD Logistics, filiale du géant du commerce électronique JD.com, explore la blockchain pour proposer à ses clients des services de mesure d’empreinte carbone le long des chaînes logistiques desservies.
Le consortium Energy Web, fondé dès 2017 par une dizaine d’entreprises du domaine de l’énergie, accompagne les acteurs de ce secteur à améliorer la traçabilité de l’énergie qu’ils produisent, distribuent et stockent. Réunissant d’abord Shell, Tokyo Electric, Sempra, Equinor, Centrica, Stedin, TWL, Singapore Power, Elia Group et Engie, le consortium compte aujourd’hui 62 membres. Au-delà de la traçabilité, Energy Web a développé des solutions favorisant la vente d’énergie de gré à gré, la sécurisation d’identités numériques et la protection des données personnelles, ainsi que l’application de standards sur la nature renouvelable de l’énergie utilisée pour le fonctionnement des blockchains(8).
Les exemples dans le domaine environnemental ne manquent pas. L’Association Blockchain for Good tient un annuaire en ligne de projets blockchain dans ce domaine et a recensé à ce jour 1 298 projets dont 302 dans les domaines environnementaux et climatiques(9). La Banque de Règlements Internationaux a également partagé une sélection de projets à portée environnementale qui utilisent la blockchain. Ce recensement s’est fait dans le cadre du projet Genesis 2.0, réalisé avec l’Autorité Monétaire de Hong Kong sur l’intérêt des smart contracts pour faciliter et sécuriser les marchés de crédits carbone(10).
Les blockchains sont également utilisées en finance durable. On peut notamment citer l’émission d’obligations vertes souveraines du gouvernement de Hong Kong (HKSAR) de février 2023 réalisée via blockchain. L’émission hong-kongaise a été lancée pour un notionnel de 800 millions de dollars hong-kongais, en collaboration avec Goldman Sachs, Crédit Agricole CIB, HSBC et Fidelity(11).
La Banque de Règlements Internationaux (BRI), organe de coordination des banques centrales dans le monde, encourage l’utilisation de la blockchain et des smart contracts. La BRI les considèrent utiles pour sécuriser et faciliter le développement d’instruments financiers « verts » et ainsi nous rapprocher des objectifs climat de l’Accord de Paris(12).
L’OMFIF(13) estime, par ailleurs, que l’utilisation de la blockchain pour ce type d’émission prend tout son sens, du fait notamment, des besoins de standardisation et de sécurisation de données de qualité requis. Combinée à l’utilisation de capteurs connectés, la blockchain s’avère être une solution efficace et plutôt frugale en énergie pour sécuriser le lien entre actifs sous-jacents et titres financiers sur lesquels s’appuient leur financement(14).
CONTRAIREMENT AUX IDÉES REÇUES…
La très grande majorité des transactions blockchain sont désormais opérées sur les réseaux blockchain les moins consommateurs d’électricité. Parmi les dix premières blockchains, seules deux ont recours au calcul de haute performanceI. Elles supportent moins de 1,5 % du nombre total de transactions traitéesII. Au cours des quinze dernières années, de nombreuses innovations ont permis d’accroître l’efficience opérationnelle des blockchains et une diminution significative de leur empreinte carbone :
01. Les blockchains se sont affranchies d’un recours systématique au calcul à haute performance pour assurer leur intégrité. L’Université de Cambridge(15) estime que la deuxième blockchain la plus importante, Ethereum, a pu ainsi réduire de 99,99 % sa consommation électrique.
02. Des nouvelles couches d’infrastructures informatiques plus légères, créées en parallèle des blockchains originelles, permettent désormais une utilisation plus parcimonieuse d’électricité tout en augmentant leur capacité de traitementIII.
03. Selon Bloomberg IntelligenceIV, la part de consommation en énergie renouvelable utilisée pour les opérations de sécurisation transactionnelle les plus gourmandes en électricité est désormais majoritaire(16).
Dès 2009, alors que la toute première blockchain venait à peine d’être lancée, l’un de ses plus importants contributeurs, le cryptographe Hal Finney, évoquait l’attention particulière qu’il portait à la réduction des émissions carbone de Bitcoin et anticipait l’effort collectif à mener pour en réduire l’impact écologique.
Interview croisée entre Yacine Ait Kaci (Fondateur de la Fondation ELYX (sous l’égide de la Fondation
Bullukian) et Romain Bonjean (Manager Emerging Tech PwC et porteur du projet de la coalition).
Quel est le rapport entre la blockchain, les objectifs de développement durable, PwC et ELYX, l’ambassadeur digital des Nations Unies ?
Romain Bonjean : Une conviction ! Celle que nous entrons dans une ère dans laquelle les nouvelles technologies ont, elles aussi, un rôle clé à jouer pour atteindre les objectifs de développement durable. Nous sommes intimement persuadés avec la fondation ELYX que la blockchain peut apporter une réponse pertinente aux enjeux du monde de demain. On voit apparaître de plus en plus de projets dont les activités s’inscrivent dans la poursuite d’un ou plusieurs objectifs de développement durable (ODD). D’ailleurs, dans leur rapport de 2022 nos collègues des associations Blockchain For Good et de Positive Blockchain dénombraient plus de 1 200 projets blockchain avec une forte dimension « sustainability ».
Yacine Ait Kaci : Avec PwC, nous avons donc imaginé 10 convictions pour démontrer par des actions concrètes que ces Emerging tech, dont la blockchain, peuvent contribuer à une accélération des transformations nécessaires pour l’atteinte des ODD. L’objectif est de permettre à une diversité d’acteurs (corporates, start-ups, ONG, institutions) de se saisir d’une ou de plusieurs des convictions et à travers elle(s) démontrer, via des projets et des usages concrets cette intuition.
Quelles sont les plus belles initiatives blockchain « for good » que vous connaissez ?
YK : Un exemple que nous portons sont des expériences artistiques en trois temps. Le premier est celui de l’installation physique qui appelle le public à entrer dans l’espace, puis une couche digitale immersive permet d’ajouter, par le jeu ou la découverte, une couche éducative ; et à la fin de l’expérience un appel à contribution concret est rendu possible par la blockchain. Une de ces expériences est celle qui s’attache à la régénération des mangroves. Les mangroves représentent 75 % des côtes tropicales et deux tiers d’entre elles sont en danger, alors qu’elles représentent des puits de carbone et des réservoirs de biodiversité. Ici, le public est appelé à entrer dans une installation artistique d’une mangrove de papier et de lumière, puis à se doter d’un casque VR (réalité virtuelle) et réaliser les actions nécessaires à sa régénération. Le public est donc témoin de ces effets sur la faune et la flore par un saut dans le temps permis par la narration immersive. En se replongeant dans l’installation, le public rencontre la troisième et dernière étape de l’expérience : un appel à contribution concrète. À partir de la technologie développée par la start-up carbonable.io, le public peut acheter un jeton adossé à un crédit carbone permettant la régénération d’une mangrove ciblée. Ce jeton permet au public de choisir le montant investi, de quelques euros ou cryptomonnaies à plusieurs centaines de milliers, et de l’échanger au cours du temps de vie du projet.
RB : On peut également citer l’action de Consent-Chain, une start-up de la coalition qui a élaboré une solution blockchain permettant de recueillir et d’optimiser la traçabilité du consentement éclairé de chaque patient participant à des études cliniques dans un environnement transparent, sécurisé et conforme aux normes RGPD (Règlement général sur la protection des données).
En dehors des actions de la coalition, de nombreuses startups travaillent de front sur ces sujets-là. C’est notamment le cas de Crusoe Energy, une start-up qui attrape le méthane gâché pour alimenter des centres de mineurs de Bitcoin ou encore de l’UNICEF qui développe une DAO(19) pour (re)distribuer équitablement le pouvoir pour un bien public numérique distribué et mondial.
Dans un autre registre, nous sommes convaincus qu’il reste important de sensibiliser à ces nouvelles technologies pour déconstruire certains préjugés et biais véhiculés dans les imaginaires collectifs. C’est pourquoi, chez PwC nous continuons à faire des propositions concrètes pour que la France garde sa place de pionnier sur les sujets web3 comme lorsque nous avons rédigé une analyse du cycle de vie du protocole Tezos et de son impact environnemental ou le rapport co-écrit avec l’Institut Montaigne qui identifie les atouts sur lesquels capitaliser et propose 8 recommandations pour développer notre compétitivité sur cette infrastructure numérique. Nous sommes également très impliqués dans les groupes de travail du World Economic Forum (WEF) afin de partager nos avancées sur les sujets Tech for Good et de les inscrire à l’agenda économique mondial.
Quels conseils donneriez-vous aux personnes qui souhaitent s’intéresser davantage à ce sujet, et pourquoi pas, s’y impliquer ?
RB : Être curieux et se renseigner pour commencer ! De plus en plus d’articles et de solutions travaillent à la croisée des chemins entre blockchain et soutenabilité. Il ne faut pas hésiter à aller à la rencontre des fondateurs de start-ups et des experts en multipliant les rencontres et cafés informels.
Ensuite, s’engager dans des réseaux qui essayent de faire bouger les lignes… notre coalition en est un bon exemple mais il existe de nombreux autres clusters (Blockchain for Good, par exemple) qui seront ravis d’être accompagnés par des citoyens talentueux et motivés.
Enfin, il faut garder en tête que l’engagement est une notion protéiforme, adaptée aux contraintes et envies de chacun. Cela peut passer par le fait d’aller se confronter aux technologies en testant les protocoles et en s’impliquant dans leurs développements ou en soutenant les projets à impact en direct ou par effet de bord (en achetant les jetons, en étant en direct sur les captables des start-ups ou en devenant investisseurs…), tout est possible dans un écosystème fondamentalement basé sur l’aspect communautaire.
YK : Je peux recommander le travail de Blockchain for Good qui, à travers 12 thématiques identifient les usages de la blockchain pour l’atteinte des ODD. Ces 12 thématiques englobent l’agriculture, l’éducation, l’énergie, la santé, les arts ou encore la finance.
Achevé de rédiger le 10 novembre 2023