
Emmanuel Petit
Associé-Gérant, Responsable de la Gestion Obligataire
À contre courant du sentiment de panique qui dominait les marchés en 2022, l’état d’esprit a radicalement changé cette année. L’inflation core(1) est en train de refluer et les investisseurs semblent envisager un « perfect landing(2) », scénario dans lequel les banques centrales auraient emmené les taux à un niveau suffisant pour stopper l’inflation tout en évitant une baisse trop marquée de la croissance. Les banques centrales auraient donc fait le nécessaire pour que l’inflation soit maitrisée, au prix d’importantes hausses de taux qui se sont poursuivies jusqu’en octobre et d’une communication agressive tout au long de l’année. La question des effets de ce resserrement reste néanmoins en suspens. Les banquiers centraux sont désormais entrés en phase d’observation. Même si l’inflation n’est pas revenue à la cible, la tendance est bonne et l’objectif pourrait progressivement être atteint. Si l’économie tient pour le moment, ces derniers scrutent attentivement les effets du resserrement monétaire, les chiffres liés à l’activité étant plus mitigés. Les banques centrales ont-elles évité la hausse de trop, synonyme de « hard landing(3) » ? De leur propre aveu, l’orientation des politiques monétaires dépendra d’un ensemble de données macroéconomiques qui guidera leurs décisions dans les mois à venir.
Il convient de distinguer les situations en Europe et aux États-Unis. Outre-Atlantique, même si elle affiche une baisse, l’inflation reste élevée et le marché de l’emploi est encore dynamique. La résilience de l’économie américaine a surpris tout au long de l’année mais les éléments de soutien devraient être amenés à se dissiper en 2024. Le budget hyper expansionniste, la fin du moratoire sur les prêts étudiants, l’épargne covid largement consommée… sont autant d’éléments susceptibles d’enrayer cette dynamique dans les mois à venir. La BCE, peut difficilement adopter une posture plus offensive que celle de la Fed, l’activité étant moins dynamique en Europe qu’aux États-Unis, ni se montrer trop dovish(4), car l’inflation reste loin de la cible. Le marché du travail au sein de la zone cristallise également moins l’attention, ce dernier étant davantage réglementé.
Dans le même temps, les investisseurs semblent convaincus que les banques centrales ont parfaitement calibré leur action. Une idée qui alimente la thèse du « perfect landing ». Les anticipations d’inflation s’inscrivent dans ce scénario idéal avec une baisse progressive, régulière et unifiée entre les zones, jusqu’à la cible des 2 %. Ce n’est pas la première fois que les investisseurs surinterprètent une tendance. Alors que l’inflation avait déjà commencé à ralentir, fin 2022, le consensus envisageait bien moins de hausses qu’il y en a eu réellement en 2023. En réaction, les courbes de taux se sont totalement inversées. Cette situation a également contraint les banques centrales à communiquer en adoptant un discours résolument ferme, résumé par l’expression « higher for longer(5)», afin de souligner qu’aucune baisse n’était à envisager à court terme. Toujours soucieux d’anticiper, les investisseurs estiment pourtant que ces dernières arriveront bien plus tôt qu’annoncé. Ainsi, le consensus table désormais sur six baisses de taux en 2024 dont une première dès le mois de mars, quand la Fed n’en envisage que trois au maximum et plutôt en fin d’année. L’assouplissement des conditions financières lié aux anticipations de marchés fait désormais émerger le risque de voir s’instaurer un jeu de poker menteur entre les marchés et les banques centrales, et donc d’engendrer de la volatilité sur les taux.
Dans ce contexte, nous restons particulièrement vigilants. Historiquement, chaque resserrement monétaire important a fini par engendrer des effets négatifs sur l’économie. Le dernier en date s’est révélé particulièrement rapide et l’on ne perçoit toujours pas dans ce cycle de répercussion forte. Le délai de transmission de la politique monétaire à l’économie s’étalant généralement sur six à neuf mois, nous attendons encore de voir l’impact des dernières hausses. Les conditions d’octroi de crédit très restrictives pèsent sur la croissance et le nombre de nouveaux prêts aux entreprises a d’ores et déjà baissé. Dans ces conditions, nous n’adhérons pas à un scénario de soft ou de perfect landing et sommes dubitatifs vis-à-vis de la résilience de l’économie dans les mois à venir. Les données macroéconomiques, qu’elles soient meilleures ou pires qu’anticipé, devraient également être source de la volatilité sur les taux en 2024. L’élection présidentielle américaine et les projections de budget seront également à observer au cours de l’année. La victoire de Donald Trump semble actée avant même le début de la campagne et les observateurs s’interrogent dès à présent sur la politique qu’il mènera. Entre l’optimisme du consensus, une banque centrale qui envisage de maintenir plus longtemps les taux à des niveaux élevés et le risque de pentification des courbes de taux, il s’avère difficile d’appréhender leur direction.
Concernant le crédit, les spreads(6) sont sur leurs moyennes historiques et il y a peu de tension sur les valorisations. Néanmoins, comme les investisseurs misent sur un scénario de « perfect landing », si les anticipations se dégradent, il y aura une hausse des primes de risque. Sur l’Investment Grade(7), ce mouvement sera probablement compensé par une baisse des taux courts, d’autant qu’au sein du gisement, beaucoup d’entreprises affichent des profils résilients et des fondamentaux solides. Peu de défauts ont été observés au cours des derniers mois et nous avons constaté davantage d’améliorations de notes que de détériorations. Cette tendance risque cependant de s’inverser au cours de l’année prochaine en réaction aux hausses des coûts de financement et aux pressions sur les marges. La situation pourrait donc s’avérer plus délicate pour le High Yield(8).
D’un point de vue global, 2024 risque de se révéler complexe pour le marché du crédit. Il est difficile d’estimer l’ampleur d’un potentiel retournement de cycle mais il existe clairement un risque d’emballement ou de surréaction du marché. La valorisation des défauts était déjà généreuse en 2023 et pourrait encore monter au cours de l’année à venir. Compte tenu de l’environnement actuel, il est difficile de tirer son épingle du jeu dans un scénario positif. En revanche, si la situation venait à se dégrader, nous devrons être capables de réagir rapidement. Nous souhaitons donc conserver une certaine marge de manoeuvre et être en capacité d’encaisser une hausse de la volatilité.
Nous avons atteint un point du cycle où nous pensons qu’il convient d’augmenter la sensibilité des portefeuilles. Par ailleurs, nous nous positionnons sur la partie courte de la courbe Investment Grade en cherchant à améliorer la qualité de crédit des titres sélectionnés et privilégions les secteurs défensifs aux cycliques. Cependant, le rallye de fin d’année sur les taux nous pousse à opter pour des positionnements plus tactiques sur la gestion de la sensibilité. Même si les rendements peuvent paraître attrayants, notamment sur le High Yield ou les subordonnées financières, ces papiers embarquent un bêta(9) important que nous avons cherché à réduire progressivement au sein des portefeuilles tout au long de l’année. Nous continuons toutefois d’effectuer un bond picking(10) sélectif pour profiter du portage de ces titres sur des maturités intermédiaires et via quelques opportunités sectorielles comme, par exemple, sur les financières.
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