
Marc-Antoine Collard
Chef économiste – Directeur de la recherche macroéconomique
Le réchauffement climatique lègue un coût énorme aux générations futures qui en subiront les conséquences. Or, ce coût est rarement intégré aux prix des biens et des services. En effet, les entreprises et les ménages qui génèrent des émissions de GES – en produisant de l'électricité ou en se déplaçant en voiture par exemple – ne paient pas réellement pour les dégâts engendrés par cette pollution. Pour remédier à cette défaillance de marché, les économistes s’accordent à dire que la taxe carbone permettrait de donner un signal-prix efficace tout en internalisant les externalités créées par la pollution émise.
En revanche, cet instrument fait face à de nombreux obstacles, en premier lieu politiques. Les résultats des dernières élections européennes et américaines ont en effet démontré le renforcement d’un climat hautement hostile au sein de l’électorat pour toutes politiques publiques qui viendraient augmenter directement le prix de certains biens et services.
Parmi d’autres pistes de solutions, nous pouvons souligner l’utilisation de la politique monétaire par la création d’un nouveau taux d’intérêt « vert », les banques centrales étant aujourd’hui tout à fait légitimes de se préoccuper de l’avenir climatique de la planète, tant le changement climatique aura un impact considérable sur l’évolution du niveau des prix, notamment ceux de l’énergie 1.
En théorie, ce taux d’intérêt permettrait de faire bénéficier aux banques commerciales d’un taux plus bas, sous forme d‘opérations de refinancement, et selon des conditions spécifiques, de manière à les inciter à étendre leur offre de crédits 2. Ces opérations de refinancement à taux réduits, qu’on nommera TLTROs verts, dépendraient notamment de leur volume de prêts verts – conformes à la Taxonomie Verte dans le cas spécifique de l'UE 3.
Rappel : Qu’est-ce qu’un TLTRO ?
Un TLTRO - Targeted Longer Term Refinancing Operation - permet à une banque centrale d’offrir aux banques commerciales des prêts à plus long terme – souvent 3 à 4 ans - à des coûts avantageux, encourageant le prêt aux entreprises et aux ménages. Le bilan de la banque centrale augmente puisque d’une part, les prêts octroyés aux banques commerciales apparaîtront en tant qu’actifs, et d’autre part, les réserves de ces dernières augmenteront le passif de la banque centrale.
Le choc inflationniste post-pandémie a contraint les banques centrales à rehausser rapidement leurs taux directeurs et mettre en place un resserrement monétaire de grande ampleur. Bien que nécessaire afin de contrôler l’inflation, cette politique pourrait toutefois freiner la transition énergétique puisqu'elle rend le financement plus difficile pour des secteurs à forte intensité capitalistique.
En effet, le coût du capital joue un rôle-clé dans la détermination des décisions d’investissement et, lorsqu’il est élevé, peut constituer un obstacle important à l’accélération de l’action climatique. Les besoins élevés en investissements des technologies d’énergie propre les rendent plus vulnérables aux variations du coût du capital que les alternatives aux combustibles fossiles 4 .
Ainsi, des taux d’intérêt plus élevés menacent la réalisation des grands plans internationaux en faveur de la décarbonisation de la planète, et aurait par conséquent des effets négatifs à long terme,
notamment sur la stabilité des prix.
Or, les recherches semblent indiquer que baisser les taux d’intérêt des projets verts serait plus efficace que d’augmenter ceux des investissements bruns pour accélérer la transition vers les énergies renouvelables 5. Cette solution impliquerait une intervention moindre sur les marchés de taux, comparée aux efforts nécessaires pour pénaliser les investissements bruns par une majoration de leurs taux d’intérêt.
En somme, combattre le réchauffement climatique par un taux d’intérêt vert pourrait faciliter la conduite de la politique monétaire puisque les investissements dans les énergies renouvelables, les
réseaux et le stockage entraîneraient des prix de l’énergie plus bas et plus stables dans le futur, étant ainsi cohérent avec les mandats des banques centrales 6.
Des chercheurs de la Banque d’Espagne ont d’ailleurs conclu que le développement d’une grande part des énergies renouvelables du pays pourrait entraîner une réduction de 50 % des prix de gros de l’énergie en Espagne d’ici à 2030 7. Plus largement, l’Agence internationale de l’énergie parvient à une conclusion similaire, estimant qu’en l’absence de croissance des capacités solaires et éoliennes entre 2021 et 2023, les prix moyens de gros de l’électricité auraient été environ 3 % plus élevés en 2021, 8 % en 2022 et 15 % en 2023, entraînant une hausse des coûts d’approvisionnement en électricité de 100 milliards d’euros pour l’ensemble de l’Union européenne.
Cela étant, une réflexion approfondie du design de TLTROs verts à taux réduit est essentielle, et soulève diverses problématiques de conceptualisation.
Tout d’abord, il est nécessaire d’établir le spread, c’est-à-dire l’écart entre le taux directeur et le taux vert. Cet écart devra être suffisamment important pour être incitatif et ainsi contribuer à la diminution des coûts de projets écoresponsables et augmenter leur rentabilité. En revanche, un écart trop important pourrait représenter un coût pour la banque centrale. En effet, lorsque cette dernière prête de l'argent aux banques commerciales, cela crée mécaniquement des réserves excédentaires inscrites à son passif et détenues par les banques commerciales. Bien que cela n'ait pas toujours été le cas historiquement, la banque centrale rémunère généralement ces réserves des banques commerciales auprès d'elle. De ce fait, un TLTRO vert représenterait un coût pour la banque centrale si elle prête de l'argent à un taux d'intérêt inférieur à celui qu'elle verse sur les réserves excédentaires.
En outre, la taille des TLTROs proposés ne pourra évidemment pas être illimitée. L’offre pourrait être notamment circonscrite en élaborant une définition stricte et sélective de ce qui peut être
considéré comme un prêt vert.
Quant à la maturité des prêts, plus elle serait longue et plus les banques seraient incitées à accorder des prêts verts. En revanche, une échéance trop longue pourrait rendre plus difficile l’ajustement
de la politique monétaire afin de contrôler l’inflation. Enfin, la durée du programme doit être déterminée. Une durée de 5 ans pourrait par exemple être appropriée car le programme doit être assez long pour donner un signal fort aux banques et les faire intégrer cette incitation dans leur stratégie de prêt de façon pérenne 9.
Un taux d’intérêt vert devra stimuler l’emprunt vert, mais sans compromettre la conduite de la politique monétaire ou la rigidifier. Ainsi, le risque principal lié à la mise en place d’un TLTRO vert réside dans sa possible incompatibilité avec le mandat de court terme d’une banque centrale, basé sur l’inflation.
Ainsi, les banques centrales doivent rester libres de pouvoir moduler leurs taux d’intérêts directeurs en fonction de l’évolution des prix, et notamment de pouvoir opérer un resserrement monétaire en période inflationniste.Or, une telle politique serait déstabilisée par l’existence d’un autre taux d’intérêt vert – plus faible et donc plus accommodant – risquant de rendre le retour à l’objectif d’inflation plus long et complexe.
En outre, le bilan des banques centrales semble être devenu, depuis la crise financière de 2008, un instrument de politique monétaire. Bien qu’on ne comprenne pas complètement les mécanismes de transmission, une réduction du bilan agit telle une politique monétaire restrictive, alors qu’à l’inverse une hausse est accommodante. La mise en place de TLTROs verts mènerait à une augmentation du bilan, alors que la grande majorité des banques centrales souhaite le réduire et revenir dans un régime où la taille sera calibrée sur les réels besoins de liquidités du système
financier 10.
En somme, si la création d’un nouveau taux d’intérêt vert piloté par les banques centrales fait partie des pistes envisagées pour atteindre les cibles d’émissions de gaz à effet de serre (GES), elle s’avère néanmoins complexe et semée d’obstacles.